Chet Baker restera pour moi une sorte de fantôme. Quelques mois avant sa disparition je voulais le rencontrer car je distribuais alors en France plusieurs de ses disques superbes enregistrés pour différents labels européens (Timeless, Enja, Criss Cross) et j’avais moi aussi l’idée de produire un album de lui pour Ida Records, l’aventure de La Note Bleue avec Barney Wilen ayant aiguisé mon appétit quant aux monstres sacrés du jazz. J’allais donc le voir jouer un soir au Petit Opportun, le club le plus authentique de la capitale dans les années 80. Sachant qu’il y aurait foule pour être assis à moins d’un mètre de lui, j’optais pour le troisième set (vers 1 heure du matin) et me retrouvais dans la deuxième petite salle de cet endroit qui ne devait guère contenir au total plus de soixante personnes en comptant les marches de l’escalier. Je ne fis que l’apercevoir à travers la lucarne qui donnait sur la pièce principale où était installé l’orchestre, mais j’entendais sa trompette magique et sa voix venue du ciel. J’avais prévu d’aller le rencontrer au bar à la fin du set mais, le moment venu, je ne savais plus quoi lui dire. Faire un disque avec qui, sur quel thème, dans quelles conditions, le peu que j’avais échafaudé dans ma tête de jeune producteur s’était volatilisé sous le coup de l’émotion. Il fallait que je prépare mieux ma copie pour plus tard, mais le «plus tard» ne vint jamais.
Après sa soudaine disparition, il ne me restait plus qu’à le rencontrer par procuration, et j’en eu l’opportunité grâce à Riccardo Del Fra qui fut son contrebassiste pendant des années. Riccardo me proposa alors de lui rendre hommage en enregistrant une série de duos avec des musiciens qui avaient été les compagnons de route de Chet, et cette belle idée donna le superbe album A Sip Of Your Touch, anagramme d’un disque fameux, The Touch of Your Lips, que le trompettiste avait fait pour le label Steeplechase une dizaine d’années auparavant avec Doug Raney (fils de Jimmy et guitariste lui aussi) et le fantastique bassiste Niels-Henning Orsted Pedersen. Depuis la fin des années 70, Chet affectionnait particulièrement les trios sans batterie, ce qui convenait parfaitement à sa voix fragile et à sa musique pleine de grâce. Les duos imaginés par Riccardo, marqués d’une délicatesse qui confinait parfois au recueillement, étaient dans le même esprit et, dans le studio, les musiciens qui totalisaient à eux tous des centaines de concerts avec ce doux géant du jazz semblaient sortir la musique directement du fond de leur cœur brisé. Il y avait là Art Farmer (bugle), Rachel Gould (voix), Michel Graillier et Enrico Pieranunzi (piano) et aussi Dave Liebman (sax), le seul qui n’avait pas été compagnon de scène de Chet (il dut prendre la place de Lee Konitz au dernier moment) mais qui se coula dans le mood avec une émotion peu commune. Le disque, acclamé par la critique, fut couronné par un Grand Prix de la Fnac remis en grande pompe à Riccardo Del Fra dans une soirée mémorable à La Cigale.
Cet enregistrement fut l’occasion pour moi de rencontrer le merveilleux pianiste italien Enrico Pieranunzi devenu aujourd’hui l’un des must du piano dans le monde du jazz. Je connaissais déjà certains de ses disques et ce fut le début d’une collaboration de plusieurs années où j’eus le privilège de l’enregistrer en solo, en duo avec Marc Johnson, puis en trio avec Marc et Paul Motian. Devenus proches, il me proposa un jour de rééditer Soft Journey en CD, album qu’il avait enregistré en Italie avec Chet à la fin des années 70. Faute d’avoir pu produire à temps un album original de Mr B, j’allais au moins faire connaitre aux amateurs cette petite perle passée presqu’inaperçue à l’époque à cause d’une distribution erratique. Dans les documents que me confia Enrico pour les illustrations du livret, je choisis de reproduire en double page un autographe de Chet d’une quinzaine de lignes où il commençait par s’étonner qu’on lui ait demandé, pour la première fois de sa carrière, d’écrire ce qui pourrait être un jour un texte de pochette. Sur un papier à entête de l’Hotel Anglo Americano de Rome où il résidait alors, on découvre avec surprise sa belle écriture aussi soignée que régulière, comme s’il avait préservé cette part de son intimité des fureurs de son existence. Mais le plus étonnant est un autre autographe de remerciements à Enrico illustré par deux portées musicales sur lesquelles les quelques notes alignées dans l’instant ne constituent même pas un morceau, fut- il surréaliste. Son titre, écrit en capitales : SILENCE.
Le silence était l’une des notes préférées de Chet Baker, donnant à sa musique un caractère délicat et céleste qui était l’antithèse d’une vie faite de chaos, de violence et d’errance. Adoubé par Charlie Parker, Miles Davis et tous les autres alors qu’il avait à peine plus de vingt ans, il devint vite une gloire au milieu des années 50. Peut-être trop vite. Dix ans plus tard, il se faisait défoncer la mâchoire par des dealers et ce fut le début d’une traversée du désert longue de plusieurs années. Il réapparut dans les années 70 mais le beau visage d’ange à la James Dean commençait à être ravagé par une marche forcée vers un destin tragique. Amateur de voitures et amoureux de leur conduite, il passa les dernières années de sa vie à sillonner l’Europe sans maison ni compte en banque, ne vivant que par et pour la musique et dormant parfois quinze ou vingt heures d’affilée pour rattraper les nuits blanches. Alors que la fragilité de sa voix et la pureté de sa musique lui avaient fait retrouver de ce côté de l’Atlantique une reconnaissance à la mesure de son talent, le speedball (mélange d’héroïne et de cocaïne) ne lui laissa aucun répit pour le précipiter dans le dernier silence, celui qui ne joue plus avec les notes.
Article publié dans la newsletter de Mai 2018 du «Blog de Jazznicknames» (Version anglaise disponible)